mardi 1 avril 2014

HISTOIRE DES ARTS 2014: 3 OEUVRES SUR LE THÈME "ART, ÉTAT, POUVOIR"



MARCEL DUCHAMP
FONTAINE
1917

La Fontaine est le plus célèbre des ready-mades de Duchamp. Elle a donné lieu à un grand nombre d'interprétations et d'écrits, parmi lesquels ceux de spécialistes de l'esthétique qui s'interrogent sur la redéfinition de l'art qu'elle implique.
A l'origine Duchamp achète cet objet, un urinoir ordinaire, pour l'envoyer au comité de sélection d'une exposition dont les organisateurs s'engagent à exposer n'importe quelle œuvre dès lors que son auteur participe aux frais. Faisant lui-même partie de ce comité organisateur, il souhaite éprouver la générosité de son principe.
Une fois l'objet acquis, Duchamp le retourne, lui donne le titre poétique de Fontaine et le signe Richard Mutt, en parodiant le nom du propriétaire d'une grande fabrique d'équipement. Avec un titre et un auteur, l'objet possède toutes les qualités extrinsèques (signes extérieurs) d'une œuvre d'art. Mais il se voit refusé par le comité de sélection.
Pour l'inauguration de l'exposition, Duchamp demande à l'un de ses amis, riche collectionneur, de réclamer la Fontaine de Richard Mutt. L'œuvre n'étant pas exposée, celui-ci fait scandale et prétend même vouloir l'acheter. C'est ainsi que, peu à peu, l'histoire de la Fontaine prend de l'ampleur.
Suite à l'exposition, Duchamp fait paraître une série d'articles sous le titre « The Richard Mutt case ». C'est l'occasion pour lui d'écrire des propos parmi les plus révolutionnaires et pertinents sur l'art, et de répondre à l'accusation de plagiat : « Que Richard Mutt ait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, cela n'a aucune importance, il l'a choisie. Il a pris un article ordinaire de la vie, il l'a placé de manière à ce que sa signification d'usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet ».
Selon Duchamp, l'artiste n'est pas un bricoleur et, dans l'art, l'idée prévaut sur la création. Cette conception rejoint celle des grands artistes de la Renaissance qui ont élevé la peinture au rang des arts libéraux - telles l'astronomie et les mathématiques - et en particulier Léonard de Vinci qui définissait l'art comme « cosa mentale ».
Toutefois, Duchamp s'en différencie en ce qu'il propose un objet qui n'a aucune des qualités intrinsèques que l'on suppose à une œuvre d'art, comme l'harmonie ou l'élégance. Son objet n'a que les signes extérieurs d'une œuvre.


Marcel Duchamp, Roue de bicyclette, 1913

Porte Bouteille, Marcel Duchamp, 1914


QU’EST-CE QU’UN READY MADE ?
En 1914, avec le fameux Porte-bouteilles, acheté au Bazar de l’Hôtel-de-ville, Duchamp élabore le concept de ready-made : « objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste » (définition du Dictionnaire abrégé du Surréalisme, André Breton, 1938). La main de l’artiste n’intervient plus dans l’œuvre, tout savoir-faire ainsi que tout plaisir esthétique lié à la perception de l’œuvre s'annulent. La trace du créateur a disparu et se réduit au seul choix et à la nomination de l’objet. Le titre qui, d’abord, nomme le plus platement l’objet, Porte-bouteilles, prendra de plus en plus d’importance. L’objet sera rebaptisé plus tard Séchoir à bouteilles ou Hérisson.
Le choix de cet objet n’était pourtant pas anodin. Les verres et les bouteilles avaient envahi la peinture cubiste de laquelle Duchamp voulait sortir comme d’une « camisole de force », disait-il. 
En 1915 Duchamp s’installe aux Etats-Unis. Poursuivant ses ready-mades il y ajoute des inscriptions comme, sur une pelle à neige, En prévision du bras cassé. La logique verbale seule transforme, par l’humour et les jeux de mots, l’objet usuel en autre chose que lui : une précipitation du futur probable. Duchamp insistera de plus en plus sur cette dimension verbale impliquant par des sous-entendus l’esprit du spectateur dans la perception de l’œuvre. A la délectation de l’œil succède celle de l’esprit. 
De 1917 date son ready-made le plus connu, le célèbre urinoir retourné et rebaptisé Fontaine


Les ready-mades originaux ont disparu, restent des répliques qui, comme le dit Duchamp, « transmettent le même message que l’original ». Pour lui, le seul critère esthétique ne suffit pas à définir ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas, et l’artiste est celui qui met en question, les poussant toujours de plus en plus loin, les limites de l’art. La disparition de la fonction d’usage de l’objet par son installation dans un milieu muséal, la nouvelle signification que lui confère son titre suffisent désormais à qualifier d’œuvre d’art ce qui a priori ne le serait pas.
 
Ce geste radical de Duchamp est à l’origine de la remise en cause du statut de l’art au 20e siècle.

MARCEL DUCHAMP, « L'ARTISTE DOIT-IL ALLER À L'UNIVERSITÉ ? » (Allocution (extrait) à l'université d'Hofstra, New York, 1960)
« Bête comme un peintre.
Ce proverbe français remonte au moins au temps de la vie de Bohème de Murger, autour de 1880, et s'emploie toujours comme plaisanterie dans les discussions.
Pourquoi l'artiste devrait-il être considéré comme moins intelligent que Monsieur tout-le-monde ?
Serait-ce parce que son adresse technique est essentiellement manuelle et n'a pas de rapport immédiat avec l'intellect ?
Quoi qu'il en soit, on tient généralement que le peintre n'a pas besoin d'une éducation particulière pour devenir un grand Artiste.
Mais ces considérations n'ont plus cours aujourd'hui, les relations entre l'Artiste et la société ont changé depuis le jour où, à la fin du siècle dernier, l'Artiste affirma sa liberté.
Au lieu d'être un artisan employé par un monarque, ou par l'Eglise, l'artiste d'aujourd'hui peint librement, et n'est plus au service des mécènes auxquels, bien au contraire, il impose sa propre esthétique.
En d'autres termes, l'Artiste est maintenant complètement intégré dans la société.
Emancipé depuis plus d'un siècle, l'Artiste d'aujourd'hui se présente comme un homme libre, doté des mêmes prérogatives que le citoyen ordinaire et parle d'égal à égal avec l'acheteur de ses œuvres.
Naturellement, cette libération de l'Artiste a comme contrepartie quelques-unes des responsabilités qu'il pouvait ignorer lorsqu'il n'était qu'un paria ou un être intellectuellement inférieur.
Parmi ces responsabilités, l'une des plus importantes est l'ÉDUCATION de l'intellect, bien que, professionnellement, l'intellect ne soit pas la base de la formation du génie artistique.
Très évidemment la profession d'Artiste a pris sa place dans la société d'aujourd'hui à un niveau comparable à celui des professions « libérales ». Ce n'est plus, comme avant, une espèce d'artisanat supérieur. »

MARCEL DUCHAMP, DISCOURS AU MUSÉE D'ART MODERNE DE NEW YORK, 1961 (A propos des «Ready-mades»)
«En 1913 j'eus l'heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner. 
Quelques mois plus tard j'ai acheté une reproduction bon marché d'un paysage de soir d'hiver, que j'appelai «Pharmacie» après y avoir ajouté deux petites touches, l'une rouge et l'autre jaune, sur l'horizon.
 A New York en 1915 j'achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j'écrivis «En prévision du bras cassé» (In advance of the broken arm).
 C'est vers cette époque que le mot «ready-made» me vint à l'esprit pour désigner cette forme de manifestation.
 Il est un point que je veux établir très clairement, c'est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète.
Une caractéristique importante : la courte phrase qu'à l'occasion j'inscrivais sur le ready-made.
 Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destinée à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales. Quelques fois j'ajoutais un détail graphique de présentation: j'appelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitérations, «un ready-made aidé» (ready-made aided).
 Une autre fois, voulant souligner l'antinomie fondamentale qui existe entre l'art et les ready-mades, j'imaginais un «ready-made réciproque» (reciprocal ready-made): se servir d'un Rembrandt comme table à repasser! 
Très tôt je me rendis compte du danger qu'il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production des ready-mades à un petit nombre chaque année. Je m'avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l'artiste, l'art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-mades contre une contamination de ce genre.
»



KURT SCHWITTERS
MERTZBAU
1924-1936

Le merzbau s'inscrit dans la continuité du travail de collage et d'assemblage. La photographie fixe une étape de cette installation considérable réalisée entre 1924 et 1936.

Le nom original qu'il avait donné à cette construction était Cathédrale de la misère érotique dont le contenu était aussi choquant pour l'époque que tout ce que pourraient produire les artistes radicaux d'aujourd'hui. Le terme Merz provient d'un fragment de papier qu'il trouva où se trouvait inscrit le mot allemand Kommerz, de Kommerz Bank; qui signifie construction en allemand. Il ne garde que la fin du mot Mertz qu’il déclinera. Un Merzbild est un tableau Merz, des Merzzeichnungen : des dessins Merz… 

Le Merzbau, quant à lui, est une sculpture protéiforme (aux formes multiples), une accumulation où se cachent des niches individuelles consacrées à ses amis artistes. Cette colonne de débris et de formes rigoureuses s’élève jusqu’au plafond. Dans les cavités, on trouve, non détournés, la cravate de Théo Van Dœsburg, un crayon de Mies Van der Rohe. Cette construction-support à reliques où l’on peut voir une mèche de cheveux, un dentier, jusqu’à un flacon d’urine, étouffe dans cet appartement de Hanovre. L’artiste veut poursuivre sa «cathédrale érotique», découpe le plafond de la maison familiale, traverse trois étages et occupe une grande partie de la maison.

Schwitters travailla de 1923 à 1936 sur la forme Merzbau. L'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933 contraint Schwitters à l'exil en Norvège. Il y entama la construction d'un nouveau Merzbau dans les environs d'Oslo mais le laissa inachevé suite à l'invasion du pays et dont les restes brûlèrent en 1951. Il fuit à nouveau, cette fois vers la Grande-Bretagne où il fut interné jusqu'en 1941 en tant qu'Allemand. En 1945, malgré une santé fragile, il reprit la construction d'une nouvelle œuvre connue sous le nom de Merz barn, soutenu par le Museum of Modern Art de New York. A son décès en 1948, il n'avait terminé qu'un seul mur. On peut aujourd'hui voir à l'Université de Newcastle.

Il apparaît déterminant de comprendre combien le Merzbau constitue l'œuvre d'une vie réengagée lors de chaque déménagement contraint. Cette sculpture protéiforme est réalisée par assemblage de matériaux glanés, matériaux de récupération, déchets, rebuts de nature diverses. Cependant, cette «cueillette d'éléments hétérogènes et hétéroclites» n'est pas le fruit d'un collectage hasardeux, c'est bien au contraire les qualités physiques et plastiques des matériaux qui déterminent leur sélection. Schwitters met à mal la hiérarchisation des matériaux, nobles et pauvres. Le déchet, le rebut font irruption avec radicalité dans la « chasse gardée » des matériaux réservés au champ artistique. Par cet acte, c'est la vie dans sa trivialité, sa quotidienneté qui s'invite au grand banquet du monde «aristocratique» de l'art. 

Ces éléments sont intégrés au fur et à mesure, l'œuvre ne connaît pas de stade d'achèvement, elle est en constante évolution. l'œuvre semble se générer elle-même, se déployer selon son propre principe de "vie" en poussant au delà les limites jusqu'à exclure l'espace de vie pour lequel il était prévu au départ. Les formes organiques remettent profondément en cause la structure initiale de l'habitat, la maison est à la fois le matériau premier, son support, son cadre et son cocon.


Partie à lire (mais pas à apprendre):

POUR COMPRENDRE COMMENT KURT SCHWITTERS EST ARRIVÉ AU MERTZBAU :
MERZ / DADA, de 1918 à 1923 environ
En 1918, Schwitters fait la connaissance de Arp et Hausmann, tous deux dadaistes . Farouchement opposé à la guerre, Schwitters, partage l'énergie dévastatrice du mouvement qui, face à l'aberration de la première grande tuerie organisée du XXème siècle, prône une révolte individuelle, iconoclaste, volontiers scandaleuse et jouant de l'absurde, rebelle à tout ... Mais, récusant l'engagement politique du mouvement, il n'appartiendra jamais complètement au "Club Dada" de Berlin qui le considérait comme trop "bourgeois".
Il abandonne les supports classiques pour réaliser des collages à partir d'objets de . toute sorte, des tickets de tramway aux couvercles de boites de conserve, qui constituent les premiers tableaux MERZ. Ce mot, dépourvu de signification, provient du premier assemblage réalisé par Schwitters, qu'il nommera Tableau Merz, et dans lequel on pouvait lire le mot collé et découpé dans une annonce "Kommerz und Privatbank". Considérant sa création comme indépendante de toute école, Schwitters va faire de MERZ, sorte de clin d'oeil et de distanciation par rapport à Dada, sa marque de fabrique et même son pseudonyme : il nommera ses collages des "Merzzeichnungen (dessins Merz) et ses assemblages des "Merzbilder" (tableaux Merz). Plus tard, il élargira cette appellation à d'autres activités: la poésie, l'architecture, avec le "Merzbau", gigantesque construction édifiée dans son atelier à partir de 1922, et à la revue MERZ, créée en 1923, où il publiera notamment ses poésies phonétiques et abstraites, sorte d'application à la littérature du principe du collage.
Les tableaux Merz, souvent de grand format, sont réalisés avec de la peinture à l'huile sur une toile ou un support de bois, à laquelle sont incorporés toutes sortes de matériaux de rebut. A cette époque, Schwitters se présentait ainsi : Je suis peintre, je cloue mes tableaux.  L’utilisation de ces matériaux extra-picturaux permet à Schwitters de définir sa peinture Merz par rapport à la peinture à l’huile : j'utilise n'importe quel matériau en fonction des exigences du tableau.
Vers 1922-23, Schwitters se tourne vers le constructivisme, ce dont témoignent tant les écrits théoriques que les oeuvres des années 20. Plusieurs facteurs viennent expliquer en partie ce changement dont la dissolution du Dadaïsme et les relations qu'a Schwitters avec le Bauhaus et le mouvement De Stijl. L'oeuvre de Schwitters est alors constituée d'éléments purement géométriques, bidimensionnels et tridimensionnels, disposés selon une trame orthogonale, et incarne l'esprit de construction qui s'impose au cours des années 20 dans toute l'Europe. Tandis que l'orthogonalité renvoie au Bauhaus et au Stijl, les volumes rappellent le Suprématisme, et en particulier El Lissitzky représenté dans la première exposition d'art russe à Berlin en 1922.
C'est également à partir de 1923 que Schwitters entreprend la construction du premier Merzbau, dans son atelier de Hanovre disparaissant progressivement sous les tableaux figuratifs, les collages et sculptures dadaïstes. Schwitters relie ces éléments entre eux et pense son atelier comme une architecture merzée. Les éléments dadaïstes disparates sont enfouis sous une chape de bois et de plâtre recouverte de peinture blanche (toutefois ponctuée par quelques notes colorées). Constitué d'un grand nombre de formes différentes, intermédiaires entre le cube et la forme infinie, l'aspect du Merzbau renvoie à la fois aux architectures gothiques, expressionnistes et constructivistes. Derrière cette structure très construite se cachent de nombreuses grottes au contenu dadaïste, dédiées à l'amour, à Goethe, à des amis de Schwitters... Détruit en 1943 par des bombardements, il n'en subsiste que quelques photographies et des témoignages d'artistes l'ayant visité.

Sachez en quelques mots dire ce qu'est le mouvement Dada, lisez le texte ci-dessous, retenez-en les grandes lignes:
LE MOUVEMENT DADA :
Né en Suisse durant la Première Guerre mondiale autour d’un groupe d’artistes, d’écrivains, de musiciens cosmopolites réfractaires à la guerre et au système culturel et social qui y aboutit, le mouvement Dada proclame un mépris rageur pour les valeurs en place, y compris celle de l’art. Après avoir fait table rase de toutes les croyances, l’artiste dada découvre le principe de la liberté absolue en art.
L’esprit Dada, inextricablement lié au contexte historique où il apparaît, à la montée du nihilisme annoncée par Nietzsche, est une « force réactive », un concentré d’énergies en action où toutes les grandes questions, même sous la forme de la bouffonnerie et de la provocation, entrent en jeu. Au-delà de la révolte et de la protestation, Dada repense à neuf la peinture, la poésie, la photographie, le cinéma. Il est à l’origine de l’art moderne et contemporain qui inscrit le non-art dans l’art, invitant à revoir les catégories esthétiques et le sens du beau.
Le mot Dada, trouvé au hasard dans les pages d’un dictionnaire « ne signifie rien », il agit dans toutes les langues comme un défaiseur de sens, il est la parole qui exprime au mieux l’essence du mouvement. Néanmoins, avant la découverte du mot et la création à Zürich du célèbre Cabaret Voltaire, où eurent lieu les principaux événements dada, « l’esprit dada », comme le nomment les critiques, existait déjà à Paris et New York dans les activités de Marcel Duchamp, Francis Picabia, Man Ray ou du poète Jacques Vaché.
S’attaquant au rationalisme et aux valeurs du 19e siècle, reflet d’une culture bourgeoise qui conduit au grand carnage de la Première Guerre mondiale, Tristan Tzara, dans son Manifeste Dada 1918, prône le principe de contradiction, le paradoxe, le non sens, à l’enseigne du mouvement de la vie. Si Dada refuse la logique, ce n’est pas dans un simple cri de révolte qu’il s’exprime, mais par des œuvres d’art, même si elles se donnent comme anti-art
Les Dadas libèrent l’art de la soumission à un sens préétabli, ils libèrent les matériaux, la langue et toutes les formes d’expression plastique et verbale.





MARINA ABRAMOVIC
BALKAN BAROQUE
1997

Marina Abramovic réalise en 1997 la performance Balkans Baroque dans laquelle elle mélange expérience traumatique et critique politique.
Alors que la guerre en Bosnie fait rage, on la voit assise au milieu de bassines d’eau en cuivre, et d’os de bœuf amoncelés en un énorme tas. Une projection vidéo la montre avec ses parents. En quatre jours elle nettoie les mille cinq cents os qui l’entourent tout en chantant des comptines de son enfance.
Dans Balkan Baroque, 1997, le dépeçage systématique des os de bœufs (symboles des victimes de la guerre civile dans les Balkans) effectué par Marina Abramovic, semble, au premier abord, avoir quelque chose de schizophrénique. On a l’impression de retrouver certaines des caractéristiques de cette psychose: perte de contact avec le réel, repli sur soi, refuge dans un monde intérieur imaginaire, plus ou moins délirant. Pourtant la schizophrénie n’est pas là où on croit qu’elle est. L’opération de nettoyage dure plusieurs jours pendant lesquels l’artiste se coupe du monde. Les chants populaires et rituels qu’elle fredonne inlassablement, sont des chants funèbres qui viennent de toutes les provinces de Yougoslavie. On en vient donc à penser que ce qui est schizophrénique ici, c’est la guerre et l’épuration ethnique, et non le lavement symbolique des os de chaque victime.
L’artiste est littéralement noyée dans des fragments de chair et de cadavres. La submersion de son corps, tant par la quantité de viande en terme de volume que par la quantité de travail qu’Abramovic s’impose, accentue le décalage entre la douceur et l’innocence des comptines et l’horreur que peut susciter le tas de chair.
Quand les images de la guerre ne sont plus efficaces, la chair parle d’elle-même.
La proximité temporelle avec les événements réels et le refus d’une mise à distance dont témoigne l’œuvre de Marina Abramovic, en font une œuvre politique.
En corrélation directe avec la guerre de Yougoslavie, l’artiste exprime une catharsis où la voix accompagne l’acte qui consiste à laver les os. Les chants qui accompagnent ses actions sont des chansons populaires traditionnelles des anciennes provinces de Yougoslavie. En parallèle, l’artiste apparaît en scientifique vêtue d’une blouse blanche animant une conférence sur une espèce de rat qui dévore ses congénères.
La voix féminine d’Abramovic est comme une berceuse funèbre et tendre qui accompagne l’action de laver les os à l’eau. Abramovic réalise une œuvre qui associe la nostalgie, la poésie,  une indicible tristesse théâtralisée d’une part, à l’idée centrale de la mémoire et de l’histoire d’autre part. Histoire intime et collective s’unissent dans ce travail dans une complexité des émotions qui rend hommages aux morts et aux endeuillés.
Les vidéos évoquent et rappellent d’une part la famille c’est à dire l’histoire intime de l’individu, d’autre part l’histoire politique, à travers la scientifique qui, sous couvert d’un costume associé au savoir et à la connaissance, incarne et évoque la purification ethnique.
Marina Abramovic s’inscrit dans une performance qui dure, s’étale, où elle ne peut prévoir sa résistance physique, ni la réaction des spectateurs.


A lire (sachez juste définir ce qu'est la guerre des Balkans):

La guerre des Balkans : plus de 200 000 tués en huit ans.

Les guerres de Yougoslavie sont une série de conflits violents de l'ancienne république fédérale socialiste de Yougoslavie entre 1991 et 2001. Deux séries de guerres se succèdent, affectant les six républiques de la défunte république de Yougoslavie. Cette guerre opposa différents groupes ethniques ou nations de l'ex-Yougoslavie. Ses causes sont religieuses, politiques, économiques, culturelles et ethniques.
Les guerres furent les plus meurtrières en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
On estime que le bilan humain est compris entre 200000 et 300000 morts, s'accompagnant d'un million de personnes déplacées. Ce fut aussi le premier conflit à caractère génocidaire en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup des principaux personnages clés furent ou sont poursuivis pour crime de guerre.

Dès le début de l'année 1992, alors que le processus de reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie par les Européens est en marche, ces derniers savent par les rapports "confidentiels" de leurs observateurs que des évènements horribles, contraires aux conventions internationales, se déroulent en Croatie. De concert avec les milices serbes, l'armée fédérale "se livre a une campagne d'assassinats, d'évacuations forcées et de pillages, visant à vider par la terreur certaines zones de leur population d'origine croate".

 Le siège de Sarajevo, capitale bosniaque, commence le 2 mai 1992. On va voir, dans ce champ clos livré aux "snipers", la quintessence de la honte et de la haine. Jusqu'à ce jour du 5 février 1994 où un obus délibérément tiré sur un marché où vaquent des civils, des femmes, des enfants, fait 66 morts et 200 blessés. Cette boucherie va enfin réveiller les Occidentaux. Comment, enfin, ne pas évoquer Srebrenica, l'enclave musulmane de Bosnie orientale tombée aux mains des Serbes le 10 juillet 1995. La fuite éperdue des habitants n'est qu'une longue succession d'horreurs : exécutions, fosses communes, viols, déportations. On dit que les "disparus" de Srebrenica se comptent autour de 10 000. De même qu'on estime à 10 000 les Kosovars albanais qui ont payé le prix de l'exode organisée par Milosevic. Mais on ne sait rien du coût humain des opérations aériennes de l'Otan sur les forces yougoslaves.

 La guerre des Balkans, voulue par Slobodan Milosevic, aura, enfin, déplacé près de 5 millions de personnes.