mercredi 18 septembre 2013

DOSSIER: LA GUERRE DANS LES ARTS


Le thème de la guerre est récurent dans l'histoire des arts, voici quelques exemples d'oeuvres qui témoignent de cela et souvent  dénoncent, critiquent ces conflits générés par les hommes contre les hommes. L'actualité brulante de la Syrie nous rappelle d'ailleurs tristement que le XXIième siècle, à peine amorcé, n'est pas épargné par les guerres.

 
Vase grec, Antiquité

Les Massacres de Scio, Eugène Delacroix, 1824, Huile sur toile, 419 × 354 cm Musée du Louvre, Paris.

La guerre d’indépendance des Grecs contre l’occupant Turc débuta en 1820 et suscita l’enthousiasme des européens progressistes ; nombreux furent ceux qui s’engagèrent aux côtés des Grecs, tel le poète romantique anglais Byron, fort admiré par Delacroix, et qui mourut en 1824 à Missolonghi. Dès le 15 septembre 1821, Delacroix se « propose de faire pour le Salon prochain un tableau dont je prendrai le sujet dans les guerres récentes des Turcs et des Grecs. Je crois que dans les circonstances, si d’ailleurs il y a quelque mérite dans l’exécution, ce sera un moyen de me faire distinguer » (Correspondance, I, p. 132). Toutefois, c’est seulement en mai 1823 qu’il note dans son Journal (I, p. 32) : « Samedi je me suis décidé à faire pour le Salon des Scènes du Massacre de Scio ». En avril 1822 s’étaient déroulés en effet les dramatiques massacres des habitants de l’île de Scio. On dénombra environ vingt mille morts et le reste de la population fut emmené en esclavage.
Delacroix s’attache à la mise en place de son œuvre, soulignée par une harmonie soutenue de rouges et de bleus. Deux grandes masses se répondent : le groupe des Grecs hagards et meurtris à gauche, le fougueux cavalier Turc à droite, seul rappel immédiat de l’action militaire – des combats se déroulent encore au second plan, dans le vaste paysage coloré. Delacroix dispose au premier plan des personnages prostrés et insiste sur leur résignation. Ces hommes et ces femmes, seuls ou par groupes de deux, sont isolés dans leur souffrance ou dans l’attente. Nul détail ne laisse entrevoir la possibilité d’une action commune ou d’une intervention salvatrice. La nature aride et la ligne d’horizon élevée accentuent encore le sentiment de fatalité qui pèse sur les vaincus.
Delacroix se démarque de la peinture d’histoire telle que David ou Gros la concevaient encore : la scène s’articule autour de deux groupes qui s’opposent, l’un à gauche, ramassé sur lui-même, l’autre à droite, subissant la violence du rapt. Il ne montre ni le moment de la bataille ni celui de la victoire, mais les conséquences d’une politique de domination : toute une population réduite en esclavage. Ce parti audacieux met l’accent sur le pathétique, sur la volonté d’exprimer la souffrance humaine, en somme sur une interprétation subjective des témoignages et récits sur cette guerre. 
« Ces horribles scènes, rapporte Théophile Gautier, cette couleur violente, cette furie de brosse, soulevaient l’indignation des classiques dont la perruque frémissait […] et enthousiasmaient les jeunes peintres » : la toile, au Salon de 1824, conforta la querelle du romantisme. Elle peut aussi être interprétée comme un geste politique dans cette France où des comités philhellènes se constituent pour demander aux gouvernements d’intervenir et de mettre fin à l’oppression. Ce sera chose faite en 1827, et l’indépendance grecque sera enfin reconnue en 1830.(Source: Musée du Louvre)



L'apothéose de la guerre, Vassili Verechtchaguine, huile sur toile, 1871.


Si le thème de nombreuses œuvres de Verechtchaguine est la guerre, il s'agissait pour lui de condamner cette «grande injustice». Son tableau le plus célèbre dans ce domaine est L'Apothéose de la guerre, représentant dans un paysage désertique un amas de crânes avec des corbeaux les survolant. 
L'Apothéose de la Guerre est le symbole du pacifisme russe. Il s'agit d'une toile extrêmement réaliste dévoilant une terre ravagée et désolée, sur laquelle jonche une amas de crânes et d’ossements humains qui s'empilent en une pyramide où pullulent des corbeaux charognards. 
On est loin des esthétiques proposées dans les Académies. Verechtchaguine fut souvent définit comme un "Apôtre de la Paix"; c'est peut-être sous ses quatre mots, que nous devrions voir ce tableau. Il définit avec brio les conséquences de la guerre dont les hommes sont les victimes, et que ici le peintre dénonce dans cette atmosphère macabre.
Ce tableau apparu lorsque l'opinion publique russe fut scandalisée de voir ses soldats sacrifiés pour rien, alors que la dynamique diplomatique des Empires renversait lors du congrès de Berlin les acquis du conflit. C'est pour cela d'ailleurs qu'il rencontra lors de sa première exposition à Saint-Pétersbourg un immense succès. Cette oeuvre est caractéristique des artistes russes du XIXème qui se détournent des modèles occidentaux encore enseignés dans les Académies, cherchant ainsi des voies nouvelles en réinterprétant l'héritage de la Russie ancienne.



Guernica, Pablo Picasso,1937, Huile sur toile, 349,3 × 776,6 cm, Musée Reina Sofia, Madrid.

La guerre civile éclate en Espagne en 1936 entre les républicains et les nationalistes dirigés par Franco (combat entre démocratie et dictature). Le 26 avril 1937, les bombardiers nazis (allemands), appelés par Franco détruisent la petite ville de Guernica. l’oeuvre de Picasso « Guernica » est la représentation d’une scène de ce massacre.


Guernica (ou Gernika-Lumo, nom officiel basque, ou Guernica y Luno en espagnol), est une municipalité et une ville de la province de Biscaye, située dans la Communauté autonome du Pays basque, en Espagne.

Capitale historique et spirituelle du Pays basque, elle est particulièrement célèbre pour sa destruction, le 26 avril 1937, par les aviateurs de la légion Condor, envoyée par Hitler afin de soutenir le général Franco.

Le bombardement :

Le 26 avril 1937, jour de marché, quatre escadrilles de la légion Condor, protégées par des avions de chasse italiens, procèdent au bombardement de la ville de Guernica afin de tester leurs nouvelles armes. L'attaque commence à 16h30, aux bombes explosives puis à la mitrailleuse et enfin aux bombes incendiaires. Après avoir lâché quelques 50 tonnes de bombes incendiaires, les derniers avions quittent le ciel de Guernica vers 19h45. Après le massacre, 20% de la ville était en flammes, et l'aide des pompiers s'avérant inefficace, le feu se propagea à 70% des habitations.

Ce bombardement a été longtemps considéré comme le tout premier raid de l'histoire de l'aviation militaire moderne sur une population civile sans défense. Selon le journaliste britannique C. L. Steer, correspondant à l'époque du Times, 800 à 3 000 des 7 000 habitants de Guernica périrent. Le chiffre donné par le gouvernement basque fait état de 1654 morts et de plus de 800 blessés.

Les réactions :

Ce bombardement a marqué les esprits non seulement à cause de l'ampleur du massacre mais aussi et surtout à cause de la valeur terroriste qui lui a été attribuée, du fait de l'apparente faible valeur stratégique militaire que représentait la ville et de l'énorme disproportion entre les capacités de riposte des défenseurs et la violence de l'attaque. S'il a longtemps été considéré comme le premier raid de l'histoire de l'aviation militaire moderne sur une population civile sans défense, alors que la Légion Condor avait en fait déjà commencé en février 1937 à bombarder des civils, c'est aussi parce que la valeur symbolique de la ville renforça le sentiment qu'il s'agissait d'un acte terroriste exemplaire de la répression des anti-franquistes.




« La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements. C'est un instrument de guerre offensive et défensive contre l'ennemi » Picasso



Franck Capa (1913 - 1954), photographie du débarquement en Normandie. 


Ocre grise, Antoni Tapiès,1958

Kim Phuc, brûlée au napalm, Nick Ut, photo noir et blanc, 1972.

Phan Thị Kim Phúc est née en 1963 dans le village de Trảng Bàng. Lors de l'attaque de son village le 8 juin 1972, elle est brûlée vive par le napalm des bombes américaines. Elle a été transportée à l'hôpital de Saïgon par Huỳnh Công Út, plus connu sous le nom de Nick Ut, le photographe de l'agence Associated Press à l'origine de la photographie (World Press Photo 1972). Il a été diagnostiqué que ses brûlures étaient si sévères qu'elle n'aurait pas dû survivre sans une prise en charge immédiate. Néanmoins après 14 mois d'hospitalisation et 17 interventions chirurgicales, Kim Phuc a pu être sauvée. Nick Ut, qui a obtenu la même année le prix Pulitzer pour cette photographie, est resté en contact avec elle par la suite.
Kim Phuc apparaît sur une célèbre photo, prise le 8 juin 1972, la montrant à l'âge d'environ neuf ans courant, de face, nue sur une route après avoir été grièvement brûlée, suite à une attaque au napalm sur le village de Trang Bang.
La parution de la photographie a été retardée jusqu'au 12 juin 1972 au motif qu'elle mettait en scène la nudité frontale d'enfants, nudité absolument taboue pour la presse américaine. Après un débat au sein de l'agence de presse et une série de décisions individuelles, il a été finalement décidé de la publier en raison de son intérêt journalistique exceptionnel, mais en évitant de faire un gros plan sur l'enfant brûlée.
La véracité de ces événements et l'authenticité de la photographie, souvent présentée comme celle d'une petite fille hurlant simplement de terreur (alors qu'elle hurlait de douleur, après avoir été brûlée vive), avaient été mises en doute dès le 12 juin 1972, en particulier par le président américain Richard Nixon, ce qui a entraîné de nombreuses réactions, y compris de la victime, et celle du photographe Nick Ut qui a déclaré que « la photographie était aussi authentique que la guerre du Viêt Nam elle-même ».
Considérée comme un témoignage vivant des horreurs de la guerre et symbole du pacifisme, Kim Phúc a été nommée Ambassadrice de Bonne Volonté (Goodwill Ambassador) de l'UNESCO le 10 novembre 1994.


Johnny s’en va-t-en guerre, Dalton Trumbo, film,1971, USA (interdit - 12 ans)

Sorti en 1971, ce film fait écho à la guerre du Vietnam. A l’instar de Mash (sur la guerre de Corée) et du Soldat Bleu (sur le génocide indien), c’est un des plus grands films pacifistes et anti-militaristes. Grand Prix au Festival de Cannes 1971.
L'HISTOIRE:

Le dernier jour de la Première Guerre Mondiale, Joe Bonham est sauvagement mutilé par un obus. Manchot, cul-de-jatte, muet et aveugle, il a perdu tous ses repères sensoriels et il ne lui reste plus que son cerveau pour penser, rêver, et se souvenir de sa vie avant la guerre. Considéré comme un cobaye scientifique par des médecins qui le soignent avec attention , Joe souffre en silence, laissé à l’état de légume, et tente de communiquer par tous les moyens pour qu’on lui accorde la mort.
ANALYSE:
Le simple fait d’évoquer le titre Johnny got his gun suffit à donner une impression de malaise à tous ceux qui l’ont vu. Ce film traumatisant décrit sans concessions le désespoir d’un être sans aucune défense. L’horreur psychologique atteint ici son apogée. Que ferait-on si on n’avait plus l’usage de notre corps et de nos sens ? Pourrait-on continuer à vivre si la seule chose qui nous reste à faire est de nous réfugier dans des pensées ? Ceci est tout simplement inimaginable et pourtant, cette histoire a sûrement été réelle…

Pour dénoncer l’absurdité de la guerre, Dalton Trumbo n’a pas besoin de s’attarder sur les reconstitutions des batailles, nous ne verrons que l’image troublante d’un allemand en décomposition sur les barbelés et l’explosion de l’obus qui va atteindre Johnny. De plus, afin de s’interdire toute complaisance dans le gore, Trumbo ne cherchera pas à nous montrer le corps mutilé de Johnny qui est recouvert par des pansements et un drap blanc. Seuls quelques morceaux de peau restés intacts (un front et une poitrine) nous seront dévoilés avec une étonnante pudeur. Quant aux pensées de Johnny, le recours systématique à la voix-off n’apparaît pas comme une facilité, mais comme une évidence puisque ce personnage est privé du dialogue avec les autres.

Mais ce qui est encore plus révoltant est la conduite des médecins qui refusent d’admettre que Johnny n’est pas décérébré. Même quand celui-ci parvient à communiquer en morse pour supplier l’euthanasie, sa demande n’est pas prise en compte malgré la bonne volonté d’une jeune infirmière compréhensive. Parce qu’il n’a pas de corps, les médecins croient qu’il n’aura pas de sentiment, ni de pensée, et ce jusqu’à sa mort. Cette absurdité est la cruelle ironie du film. Comme le laisse supposer la citation à la fin du film, il est bien plus facile de glorifier les millions de soldats morts pour la patrie en leur rendant un vibrant hommage : comme le dit Dalton Trumbo, les chiffres nous ont déshumanisés. Les morts deviennent des héros et les blessés sont tenus à l’abri, seuls et coupés du monde. Peut-on imaginer meilleur réquisitoire contre la guerre ?

La structure narrative de Johnny got his gun est audacieuse : les souvenirs et les rêves sont en couleur et la dure réalité du présent est en noir et blanc, ce qui amplifie la tristesse de l’état de Johnny. Il se souvient de sa fiancée, de sa timidité dans la découverte d’un premier amour, de ses relations avec son père (sublime séquence de la canne à pêche). Toutes ces scènes sont poignantes car traitées avec beaucoup de tendresse et de pudeur. L’identification du spectateur à Johnny devient bouleversante. Le contraste saisissant avec l’horreur de sa situation actuelle ne cède jamais au chantage à l’émotion. Mais les repères peuvent parfois se brouiller, ce qui donne lieu à des scènes surréalistes. Dans une scène de cauchemar, Johnny imagine qu’un rat est venu le dévorer et n’arrive plus à distinguer le rêve de la réalité. Il s’imagine également en train de dialoguer avec un Christ totalement impuissant malgré sa bonne volonté.
Dalton Trumbo ne s’attaque pas seulement à la folie militaire et au cynisme de la science, mais également à l’hypocrisie de la religion, ce qui le rapproche de son grand ami Luis Bunuel dont on reconnaît d’ailleurs la griffe grâce à son sens de la caricature féroce. Les deux hommes avaient d’ailleurs collaboré ensemble sur le projet en 1964, mais le producteur mexicain était tombé en faillite. Après avoir essuyé plusieurs refus des grands studios qui ne trouvaient pas le projet "bankable", Trumbo rencontre à un dîner un producteur indépendant, Simon Lazarus, qui décide de prendre le risque de le financer. Lorsque le film sort en 1971, il connaît un formidable retentissement critique et public et remporte le Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes. Luis Bunuel avouera d’ailleurs son admiration pour Johnny got his gun en disant avoir "retrouvé la puissance du roman, tout son côté dévastateur, avec des moments d’une très grande émotion". Dans le rôle-titre de Johnny, Timothy Bottoms incarne un Johnny inoubliable, plein de douceur et d’innocence. Notons aussi la présence de Jason Robards et de Donald Sutherland.
Mais avant cette reconnaissance tardive, Dalton Trumbo avait connu bien des galères… Son propre roman Johnny got his gun avait été écrit trente ans plus tôt, en 1938. Ce pamphlet pacifiste avait pour but de dénoncer les résultats de la guerre de 1914-1918 qui est à ses yeux "la dernière des guerres romantiques". Mais sa parution a eu lieu juste avant la Seconde Guerre Mondiale, ce qui ne pouvait pas tomber plus mal. A cette période, face à la menace nazie, le pacifisme était synonyme de défaitisme. Après la guerre, la carrière de Dalton Trumbo en tant que scénariste est troublée par l’ère du maccarthysme dont il sera victime, faisant même partie des "Dix de Hollywood". Il fut donc contraint de travailler sous pseudonyme pendant treize ans. Dalton Trumbo n’a que 65 ans lorsqu’il adapte enfin pour l’écran Johnny got his gun qui restera son unique film, l’époque étant propice à la dénonciation de la boucherie guerrière, c’étaient les années Vietnam.
Qu’en reste-il aujourd’hui ? Le caractère universel et intemporel de l’œuvre conserve encore toute sa force. L’absurdité de la guerre sera toujours à démontrer. La vision de Johnny got his gun est une expérience douloureuse mais nécessaire, tout comme Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Mais malgré sa noirceur radicale, Johnny got his gun ne cherche pas pour autant à donner une impression désespérée. Il est carrément impossible d’oublier cette scène bouleversante où l’infirmière trouve enfin le moyen de communiquer avec Johnny afin de pouvoir lui souhaiter un Joyeux Noël.



Balkans Baroque, Marina Abramovich, installation et performance, 1997.


Marina Abramovic réalise en 1997 la performance Balkans Baroque dans laquelle elle mélange expérience traumatique et critique politique. Alors que la guerre en Bosnie fait rage, on la voit assise au milieu de bassines d’eau en cuivre, et d’os de bœuf amoncelés en un énorme tas. Une projection vidéo la montre avec ses parents. En quatre jours elle nettoie les mille cinq cents os qui l’entourent tout en chantant des comptines de son enfance. L’artiste est littéralement noyée dans des fragments de chair et de cadavres. 
La submersion de son corps, tant par la quantité de viande en terme de volume que par la quantité de travail qu’Abramovic s’impose, accentue le décalage entre la douceur et l’innocence des comptines et l’horreur que peut susciter le tas de chair. 
Quand les images de la guerre ne sont plus efficaces, la chair parle d’elle-même. La proximité temporelle avec les événements réels et le refus d’une mise à distance dont témoigne l’œuvre de Marina Abramovic, participent à une mise en avant de l'actualité de la région dont elle est originaire.




Apocalypse Now, Francis Ford Coppola, film,1979, USA, Palme d’or du festival de Cannes.

L'HISTOIRE:
Lors de la guerre du Viêt Nam, les services secrets militaires américains confient au capitaine Willard la mission de trouver et d’exécuter le colonel Kurtz dont les méthodes sont jugées « malsaines ». Celui-ci, établi au-delà de la frontière avec le Cambodge, a pris la tête d’un groupe d’indigènes et mène des opérations contre l’ennemi avec une sauvagerie terrifiante. Au moyen d’un patrouilleur mis à sa disposition, ainsi que de son équipage, Willard doit remonter le fleuve jusqu’au plus profond de la jungle pour éliminer l’officier. Au cours de ce voyage, il découvre, en étudiant le dossier de Kurtz, un homme très différent de l’idée qu’il s’en faisait. Comment cet officier au parcours exemplaire a-t-il pu devenir le fou sanguinaire qu’on lui décrit ?




L'ANALYSE:

Une critique de la guerre du Vietnam: L'action du film se situe en 1969, après l'offensive du Têt de janvier 1968, c'est-à-dire à un moment où les Etats-Unis ne sont plus sûrs de pouvoir remporter militairement cette guerre, à un moment où l'Amérique commence à douter, où l'armée est ravagée par la drogue et des trafics en tout genre.
Le film, inspiré du roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, 1898, est tourné au lendemain de la guerre du Vietnam, en 1975-1976, peu de temps avant l'arrivée de Jimmy Carter à la Maison Blanche, moment où l'Amérique remet en cause et critique son engagement passé en Asie du Sud-Est, qui s'est soldé par un échec. 
C'est l'un des premiers films abordant directement la guerre du Vietnam. Or, cette guerre marque une véritable rupture dans les rapports entre Hollywood et l'Etat américain. En effet, jusqu'alors, le cinéma avait toujours soutenu l'engagement militaire du pays, n'hésitant pas à produire des films de propagande pendant les deux guerres mondiales (Casablanca, M. Curtiz, 1942 ou Le port de l'angoisse, H. Hawks, 1944) pour soutenir la politique du gouvernement. Avec le Vietnam, tout change. Certes, il faut attendre la fin du conflit pour voir des films traiter du conflit (Voyage au bout de l'enfer, M Cimino, 1978) et en faire une critique. Pourtant, on peut déjà apercevoir dès les années 1960 des films qui condamnent l'intervention américaine au Vietnam. Robert Altman, par exemple, avec M.A.S.H. en 1969, nous livre davantage une critique du conflit vietnamien que de la guerre de Corée.
Apocalypse Now rentre donc dans cette lignée de films très critiques sur l'engagement américain. La guerre est vue du côté américain, et la critique n'en est que plus forte. Coppola ne réalise pas un film de guerre, mais plutôt un film sur la guerre. Le parcours du capitaine Wilard sur un fleuve hostile qui le mène au colonel Kurtz ressemble à un voyage intérieur, une introspection (la voix off de Wilard est récurrente tout au long du film) et, dans le même temps, Coppola nous emmène dans un voyage vers la folie et l'horreur de la guerre que semble incarner le colonel Kurtz. Le réalisateur du Parrain nous montre aussi une certaine réalité du conflit et nous livre ses interrogations, partagées par nombre de ces concitoyens à l'époque.
Une armée gangrénée par la drogue et les trafics
L'armée américaine est gangrenée par la drogue, à l'image de Lance Johnson, un des membres de l'équipage de Willard, et surfer professionnel. Elle est aussi le lieu de trafics en tout genre, comme le montre la séquence à la base de ravitaillement : trafics de motos, d'alcool, de drogue qui sont plus importants pour le sergent que le service normal. L'armée en tout cas ferme les yeux sur cela.
Une critique de la colonisation:
 
Pourquoi le Vietnam ? La question est clairement posée dans la séquence de la plantation française, rajoutée dans Apocalypse Now Redux. Dernière étape avant l'arrivée au camp de Kurtz, cette plantation française est comme une apparition, un lieu peuplé de fantômes surgis d'un passé colonial révolu. L'arrivée et le départ s'effectuent d'ailleurs dans le brouillard, comme pour mieux souligner le côté étrange, presque surnaturel de ce lieu et de ses habitants. Qui sont-ils ? Des colons français installés depuis des décennies qui défendent leur territoire. Cette vieille demeure coloniale est en total décalage avec la réalité de la guerre : un certain luxe, avec des serviteurs vietnamiens; on maintient les traditions françaises comme l'éducation des enfants, la cuisine, mais dans une atmosphère de chaos, comme le montre la dispute qui gagne les convives à table. Wilard est d'ailleurs plus un spectateur qu'un acteur. Ces tenants du colonialisme appartiennent bien au passé, et Coppola se livre à une sévère critique de la colonisation. Mais le réalisateur montre aussi l'inutilité de l'engagement américain dans le face à face qui oppose Hubert Desmarais, le propriétaire de la plantation, au capitaine Wilard. "Vous les Américains, vous vous battez pour rien du tout" ; c'est bien ce que pense Coppola au moment où il tourne cette scène, et ce que pensent beaucoup d'Américains à l'époque. Les soldats eux-mêmes dans le film ne comprennent pas ce qu'ils font là. Thème récurrent dans les films sur le Vietnam.
Apocalypse Now demeure un film spectaculaire, mais sa dimension épique recèle une réflexion politique qui sort du simple cadre historique, pour s'attacher au rapport des hommes avec la guerre, au rapport entre les actes individuels et leur dimension collective. (Source: Gaëtan Chaubert, Enseignant en Histoire)